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La Minute Volume 5 numéro 3
Jugement rendu par la Cour suprême du Canada | Saga judiciaire entourant l’affaire Karam
par : Gregory Leone, candidat à la profession de notaire
Le 12 décembre 2019, la saga judiciaire entourant l’affaire Karam a pris fin avec le jugement rendu par la Cour suprême du Canada [1]. Pour ceux et celles qui n’avaient pas suivi l’affaire, la question en jeu était la suivante : est-ce que la valeur d’une résidence familiale détenue par une fiducie contrôlée par l’un des conjoints doit être incluse dans la valeur du patrimoine familial en raison de « droits qui en confèrent l’usage » ? À cinq contre deux, la Cour a répondu positivement à la question.
Voici le compte-rendu succinct du jugement, avec un court rappel du cadre juridique applicable.
Aux fins de l’exercice, nous ne reviendrons pas sur les faits de l’affaire, car ils sont clairement exposés dans le jugement et dans les jugements des instances inférieures [2] .
1. Bref rappel du cadre juridique applicable
Deux institutions du Code civil sont concernées par l’affaire : la fiducie et le patrimoine familial. La fiducie, bien que présente sous le Code civil du Bas-Canada, a été profondément modifiée avec la réforme de 1994. La fiducie constitue un patrimoine autonome et distinct sur lequel aucun des trois acteurs de la fiducie (le constituant, le fiduciaire et le bénéficiaire) n’a de droits réels[3]. La fiducie n’a pas de personnalité juridique. Le fiduciaire agit, à l’égard du patrimoine fiduciaire, comme un administrateur du bien d’autrui chargé de la pleine administration [4].
Le patrimoine familial a été introduit en droit québécois en 1989. Essentiellement, cette réforme avait pour but d’assurer l’égalité économique des époux au moment de la dissolution du mariage. Ces dispositions sont d’ordre public et les époux ne peuvent y déroger[5]. Le patrimoine familial est composé des biens mentionnés à l’article 415 C.c.Q, et entraîne un droit de créance envers l’époux débiteur. Étant donné l’objet de ces dispositions, ces dernières doivent être interprétées de manière large et libérale de façon à favoriser l’inclusion d’un bien et/ou de valeurs dans le patrimoine familial [6].
2. Droits qui en confèrent l’usage/Levée du voile fiduciaire
Dans les motifs de la Cour, le cadre juridique exposé précédemment est toujours en arrière-plan autant pour la majorité que pour la minorité. Selon la majorité de la Cour, l’expression « droits qui en confèrent l’usage » prévue à l’article 415 al.1 C.c.Q. est plus large que simplement de renvoyer aux démembrements de la propriété[7]. De ce fait, le contrôle exercé par un des conjoints ou les deux sur la résidence par l’intermédiaire d’une fiducie est couvert par cette expression. La majorité rejette la position de la Cour d’appel sur la question de l’intention des époux au moment de constituer la fiducie [8]. Autrement dit, la raison pour laquelle les époux ont constitué la fiducie n’est pas pertinente. En somme, pour la majorité, ce qui est pertinent afin de déterminer si des droits qui en confèrent l’usage existent est la question du contrôle exercé par l’un des époux ou les deux. Ce contrôle peut prendre deux formes : le contrôle sur le droit à la valeur de la propriété et/ou le contrôle de qui peut bénéficier de l’usage de la propriété [9].
Autant les juges majoritaires que minoritaires rejettent l’idée de levée du voile fiduciaire avancée en première instance, car la fiducie ne dispose pas de la personnalité juridique. Pour faire une petite digression, il faut rappeler que lors de la réforme du Code civil, la fiducie a été conçue comme un patrimoine d’affectation et l’idée avancée par certains d’attribuer à la fiducie la personnalité morale a été écartée [10].
3. Question de la valeur à inclure
La majorité de la Cour se rallie à la position du juge de première instance qui était qu’il faut inclure l’entièreté de la valeur de la résidence dans le patrimoine familial[11]. Une iniquité est toutefois créée puisque M. Karam va devoir s’endetter d’un montant substantiel afin de payer la créance patrimoniale puisque la résidence est détenue par la fiducie. Étant donné l’objet de cette dernière, il n’est pas certain qu’il puisse vendre l’immeuble sans une modification judiciaire de l’acte constitutif par la Cour supérieure [12]. La position de la Cour d’appel en faveur de l’annulation réciproque des droits qui en confèrent l’usage si ces derniers étaient détenus conjointement par les époux est reprise par les juges minoritaires [13], mais est passée sous silence par la majorité.
Conclusion
Pour en savoir plus, nous vous conseillons fortement d’aller lire cette décision qui, somme toute, est rédigée d’une manière assez pédagogique. Nous pensons que cet arrêt doit inciter la communauté juridique à se poser la question suivante : le temps est-il venu que le législateur intervienne afin que le droit au partage du patrimoine familial ne soit plus transmissible ?
[1] Yared c. Karam, 2019 CSC 62 (ci-après désigné «Karam»)
[2] 2016 QCCS 5581; 2018 QCCA 320.
[3] C.c.Q., 1261.
[4] C.c.Q., 1278 al.2.
[5] C.c.Q., 391 et 423.
[6] Droit de la famille-112948, 2011, QCCA 1744, par. 60; Karam, par. 22.
[7] Karam, par. 39 et 40.
[8] Id., par.50.
[9] Id., par. 45.
[10] Jacques Beaulne, Droit des fiducies, 3e édition, mis à jour par André J. Barette, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, n°30.1, p. 22-23.
[11] Karam, par. 64-65.
[12] Id., par. 66-68.
[13] Id., par. 139.